Haïti : la parole des survivants revient doucement

Près de trois mois après ce qui est la plus grande catastrophe naturelle qui ait jamais frappé Haïti, et, probablement l’un des cataclysmes les plus meurtriers que la planète ait connu de mémoire d’homme, les survivants, encore hébétés, commencent à vouloir parler, raconter doucement, tout doucement. A demi mots. Le bruit, le tremblement, tout qui s’écroule, les cris, la panique, l’atmosphère n’est plus que poussière, le béton fait mal, les gens meurent, les blessés agonisent. Les vivants prisonniers, les morts écrasés. Corinne Perron rapporte les histoires et les paroles de survivants.

Katiana et Noémie
La petite Noémie est née ici, sous ce qui n’était même pas encore une tente mais une simple bâche tendue entre des piquets. C’était il y a deux mois et demi, quelques jours après le séisme. Katiana, sa maman, dans un sourire timide, exprime discrètement sa joie de m’entendre lui dire que son bébé va bien. Elle a 19 ans, c’est sa deuxième petite fille. Elle est venue nous voir juste pour s’assurer de ça, que le bébé va bien. Elle n’a pas montré le bébé à un pédiatre depuis sa naissance, aucune vaccination n’a été faite. Il y a tout à faire.

Des consultations de sage-femme et de pédiatre seraient vraiment nécessaires ici. Toutes les femmes de ces quartiers, Bristout et Bobin, accouchent chez elles, aidées d’une matrone. Elles ne vont pas à l’hôpital car c’est payant et trop cher pour ces familles très pauvres. Il n’y pas de suivi de grossesse non plus.

Katiana, comme des milliers de personnes, après avoir tout perdu, est venue se réfugier ici. Elle a maintenant une tente qu’elle partage avec toute sa famille : ses frères, sa mère, sa cousine, ses neveux et nièces, ses petites filles… Ils sont 11.

Combien d'habitants sont-ils en tout dans ce camp de tentes et de bâches ? Il y en a 25 000 recensés dans ce bidonville. Comment le quartier a-t-il fait pour recevoir tous ces gens qui affluaient ? « On s’est débrouillés », répond Orival, leader communautaire de l'endroit, «on est tous dans la même galère, il faut qu’on s’entraide».

Chez Orival, ils sont 20. Ils habitaient déjà là, dans une maison en parpaings qui s’est effondrée. Par chance, ce jour là, le 12 janvier à 16h53, personne n’était dans la maison. Certains étaient au travail, les petits revenaient de l’école, les femmes lavaient du linge dehors. Ils ont installé leurs tentes à côté des ruines.

cuillère

L’OMS a du mal à calculer le nombre exact de toutes les victimes. Entre 220 000 et 300 000 morts, des dizaines de milliers de blessés, 4000 amputés d’après Handicap International, 40 000 selon d'autres, 1 million 200 000 personnes réfugiées à Port au Prince, 600 000 déplacées en province.

Le nombre des camps de réfugiés dans la capitale serait de 350 à 1000 camps. Sans compter toutes ces familles qui campent dans les rues de Port au Prince, devant leurs maisons pourtant encore debout. Elles ne veulent plus y dormir, traumatisées par le béton au-dessus de leurs têtes. Ils sont des dizaines de milliers mais non comptabilisés comme réfugiés. L’impossibilité de dénombrer les victimes et les pertes humaines en dit long sur le désastre et le chaos dans lequel est encore plongé le pays.

Au hasard des rencontres, soudain sans prévenir, comme une nécessité impérieuse, les confidences surgissent, à voix basse prenant la forme d'une délivrance : Stanley est resté des heures à côté d’une jeune fille, prisonnière du béton. Elle le suppliait de lui parler, de ne pas s’en aller. Il est resté jusqu’à la fin, impuissant lui tenant la main, il l’a regardée mourir, il lui a parlé jusqu’au bout. Son visage ne le quitte plus. Son amie, elle, est réapparue 4 jours après le séisme. Stanley, comme les autres, la croyait disparue et morte dans les décombres. On ne sait pas d’où elle est sortie, comment elle a tenu 4 jours, elle ne sait pas non plus, elle ne parle pas. Aujourd'hui, elle est hyperactive, elle ne tient pas en place, elle fait toujours quelque chose et ne se repose jamais.

Mille feuilles

Vincent, claustrophobe en temps normal, a passé plusieurs heures dans le noir au fond d'un étroit tunnel a briser le mur qui incarcérait une fillette de 6 ans qui, dégagée indemne en apparence, est morte le lendemain des complications d'un Crush Syndrom (écrasement prolongé des victimes de séisme).

Guirlaine a été sortie à 2 heures du matin, par sa mère et son voisin. Elle a crié pendant 9 heures, ils l’entendaient, ils ont déployé des efforts surhumains pour l’extraire du béton et des gravats qui l’écrasaient. Elle a encore aujourd’hui de larges cicatrices sur la tête et les bras, et son omoplate droite, brisée et non soignée, a formé un cal proéminent sur son épaule.

Et puis il y a ceux qui ont vu les écoles s’affaisser, les cliniques s’effondrer, toutes les constructions érigées sans souci du risque sismique. Toute la promotion d’étudiants en dernière année de médecine a ainsi perdu la vie dans l’université de médecine « Lumière ». L’école d’infirmières s’est écroulée aussi, avec toutes les élèves à l’intérieur. Le directeur, en allant les chercher une par une, en a sauvé dix.

Il y a toutes ces horreurs vécues, traumatisantes pour longtemps, que les gens nous confient avec une retenue poignante, ces mots rentrés qui disent que le sommeil ne vient plus. Il y a ce besoin de réparer les fractures profondes et d’apaiser les plaies à l’âme.

Et puis, dans la détresse absolue, il y a cette lueur de dignité dans le regard des femmes haïtiennes.
3emmes