Asie : une catastrophe sanitaire aux proportions gigantesques

Insuffisance des moyens et incurie des politiques

En Chine, où l'on annonçait officiellement 22500 personnes infectées au 31 décembre 2000, les estimations indépendantes les plus conservatrices parlent de 1 million d'individus atteints aujourd'hui, de 5 millions en 2005 et de 10 millions en 2010. Les usagers de drogues, pourchassés, systématiquement criminalisés, connaissent des taux de prévalence de 12 à 80% selon les régions. Il n'y toujours pas de politique de réduction des risques digne de ce nom dans ce pays.

Le commerce du sang, longtemps caché, scandaleusement géré par les hommes politiques locaux, est aujourd'hui responsable de centaines de milliers d'infections. Les paysans atteints, stigmatisés, abandonnés, sont emprisonnés quand ils se révoltent et refusés dans les centres de soins quand ils s'y présentent. Dans les grandes métropoles de la Chine moderne, 3 à 10% des prostituées sont infectées. Dans le Yunnan, 50% d'entre elles sont infectées.

La version chinoise du néolibéralisme met sur les routes 120 millions de migrants, dont on sait la vulnérabilité vis-à-vis de la prostitution, de l'usage de drogues et du VIH. Par expérience, nous savons, que les politiques chinois sont encore fermés, pour la plupart, à toute évolution des idées sur la prise en charge des populations vulnérables, encore régulièrement qualifiées de "démons sociaux".

La Birmanie, dictature archaïque et criminelle, ignore délibérément l'épidémie, et inonde sans vergogne la région d'opium et de drogues de synthèse. Pas de chiffres fiables en Birmanie car pas de santé publique, pas d'accès aux soins, pas de réduction des risques dans un pays où nos équipes sont interdites d'entrée dans les bordels ou les shooting galleries. Les estimations, imparfaites, évoquent le chiffre de 500000 personnes infectées.

La Thaïlande, bon élève de la planète en matière de lutte contre le sida, compte 1 million de personnes infectées et reconnaît aujourd'hui le sida comme la première cause de mortalité. Elle a peut-être su ralentir la progression épidémique dans sa composante sexuelle mais reste impuissante aujourd'hui face à la progression rapide de l'usage de drogues sur son territoire, notamment chez les plus jeunes des prostituées, en milieu urbain.

En Inde, avec son milliard d'habitants, après dix ans de balbutiements politiques, l'épidémie n'est plus confinée dans les groupes à risque et les grandes métropoles. Elle est présente dans toutes les régions. Elle touche la population générale. Avec presque 5 millions de personnes infectées, l'Inde vient en deuxième position des pays les plus atteints, juste après l'Afrique du Sud. La Banque mondiale prévoit 37 millions de personnes infectées en 2005. A Bombay, dans la tranche d'âge 25-44 ans, la mortalité liée à la tuberculose a progressé de 140% entre 1987 et 1997. La prévalence du VIH chez les prostituées était de 50% en 2000. En Inde, comme en Chine, l'absence de leadership politique est largement responsable de l'état actuel de l'épidémie.

Au Cambodge, où l'on observe année après année la progression des morts, la croissance du trafic de femmes et de petites filles et l'incurie gouvernementale, le nombre estimé de personnes infectées est de 170000.

L'Indonésie, enfin, qui annonce officiellement 2313 cas d'infection par le VIH en 2001, reconnaît aussi 2 millions d'usagers de drogues. Là encore, l'aveuglement politique est pathétique. Il est criminel.

Même le Japon, qui a su rester à l'écart de la précoce flambée épidémique dans les pays riches, avoue aujourd'hui une situation préoccupante dans la communauté homosexuelle.

Quelques bonnes nouvelles

Toutefois, sur cette toile de fond atterrante, on entend quelques bonnes nouvelles. On voit des initiatives courageuses. On rencontre des hommes et des femmes politiques audacieux. L'Inde fourmille d'ONG locales dynamiques et innovantes. La Thaïlande poursuit son effort politique régional et ses pressions sur le régime birman. Le Vietnam fait preuve de pragmatisme et autorise des ONG, malgré la politique officielle, à mettre en place de véritables programmes de réduction des risques, à Ho Chi Minh-Ville (Saïgon), par exemple. La Chine vient de tenir sa première conférence nationale consacrée au VIH. Les médias chinois parlent enfin de ces villages de la Chine centrale où 65% des paysans ont été infectés par le commerce du sang. Au Cambodge, des ONG commencent depuis peu à traiter leurs patients avec des antirétroviraux génériques importés d'Inde et de Thaïlande.

La tâche est immense, les réalisations encore dérisoires. Il faut que l'effort international qui se dessine, encore incertain, vers l'Afrique, prenne de la substance et s'attaque aussi à l'Asie, de façon volontaire et structurée, sans se cacher les énormes obstacles politiques et les difficultés techniques. Il faut aussi, à la lueur des expériences réussies par les ONG avec leurs partenaires locaux de la société civile, que les grandes institutions qui se penchent aujourd'hui sur cette épidémie, sachent construire les articulations indispensables avec les sociétés locales pour que l'effort porte ses fruits et ne se perde pas dans les arcanes des administrations nationales ou internationales.

Il faut aussi et surtout que le discours encore timide et hésitant tenu lors de la session spéciale des Nations unies sur le sida, au mois de juin 2001, soit suivi d'actes et d'engagements concrets de la part de la communauté internationale et surtout des gouvernements, notamment asiatiques. Les discours des représentants de la Chine, de la Malaisie, du Pakistan, à cette occasion, ont été décevants - voire affligeants.

Espérons que l'effrayante réalité ramène les politiques à leur devoir de garants de la santé publique.