SIDA : un rendez vous manqué ?

Des malades, des médecins, des chercheurs, des politiques, des économistes qui, d’une certaine façon, «s’accoutument » au mal, à la maladie, à sa progression, aux modèles d’intervention, aux limites de la recherche vaccinale, à l’impact, au choc lent et continu de cette catastrophe historique. Chaque premier décembre nous apporte son nouveau slogan, les incantations rituelles des politiques, les demandes d’argent -étalon de la force de notre engagement -les inéluctables explications sur les difficultés (réelles) de la recherche vaccinale et aussi de formidables initiatives musicales pleines d’émotions.

Ne nous méprenons pas sur notre propos : cette mobilisation rituelle est indispensable. Le pire serait d’ignorer l’épidémie. Mais où est le problème ? Pourquoi les résultats sont-ils à ce point décevants, les discours répétitifs, le pessimisme patent ?

Certes, le virus du Sida a été décrypté comme aucun autre micro-organisme. De nouveaux médicaments anti-rétroviraux continuent d’être mis au point à un rythme soutenu dans une course-poursuite sans fin contre un virus subtil qui mute, qui change et apprend constamment à contourner les obstacles médicamenteux que l’on dresse devant lui. On soigne - avec des succès indéniables- les quelques centaines de milliers de patients qui peuvent accéder à ces médicaments. Des moyens humains et financiers conséquents sont, à juste titre, investis pour tenter de mettre au point un vaccin élusif dont plus personne n’ose prédire l’avènement tant les difficultés sont immenses et inédites dans le champ des maladies infectieuses.

Mais la vérité est que nous sommes à court d’imagination, de courage, de volonté politique, de vision. Que nous travaillons dans le court terme et avec des concepts éculés qui ont montré leurs limites, tant dans le champ de la prévention que dans celui de la thérapeutique. Les héros sont fatigués….

La prévention est en panne. Le succès du modèle de l’Ouganda, qui nous a longtemps guidés et encouragés, est remis en question. Ses résultats sont douteux et difficilement extrapolables. Abstinence et fidélité (credo auquel seuls ne croient que le Vatican et la Maison Blanche) ne peuvent guère faire espérer plus de résultats que ce qu’elles ont aujourd’hui atteint. La promotion du préservatif, indispensable, ne suffit pas. Les questions de fond n’ont pas été abordées franchement pour des raisons essentiellement politiques : le tabou de la violence sexuelle, notamment intra-familiale, la vulnérabilité de la femme, la stigmatisation voire l’abandon délibéré des jeunes toxicomanes en Europe de l’est et en Asie, le rejet et parfois l’abandon des migrants illégaux, en Europe et ailleurs.

L’accès aux anti-rétroviraux est bien en de-ça des objectifs affichés. Les initiatives internationales ont permis la mise en place de programmes d’accès dans les pays pauvres et émergents qui sont, hors les exemples (exceptions ?) emblématiques du Brésil, de la Thaïlande et du Botswana, de l’ordre du symbolique. La vérité est que l’initiative 3X5 de l’OMS (traiter 3 millions de patients dans les pays pauvres d’ici fin 2005) et le projet récent d’accès universel aux ant-retroviraux sont plus des opérations de communication, tout comme les « objectifs du millénaire », que de réels programmes innovateurs visant à atteindre des objectifs significatifs en termes de santé publique. Il est aujourd’hui acquis, pour tous les opérateurs de terrain, que l’état désastreux des systèmes publics de santé et l’absence de ressources humaines adéquates ne permettront pas, sans changement radical des politiques de santé, d’atteindre des objectifs rellement significatifs dans les 10 ans qui viennent.

Dès que l’on sort des grandes capitales des pays du tiers monde, les structures de santé sont vides, les soignants sont aspirés par les salaires des organisations internationales (Organisation Mondiale de la Santé, etc…), ce qu’on appelle le sida-business, voire les pays riches aujourd’hui en manque de personnel de santé (déjà un tiers des médecins du Royaume Uni ont été formés à l’étranger, principalement dans les pays du Sud). La politique forcenée de privatisation des systèmes de santé des pays du Sud, menée sous la pression du Fonds Monétaire International et de la Banque mondiale, aujourd’hui remise en question par ceux là même qui l’ont prônée, a largement participé à la disparition de l’offre de soins pour les plus pauvres, ceux-là même qui sont en situation d’immense vulnérabilité vis-à-vis du sida.

La recherche scientifique peine à sortir des grandes avenues fréquentées depuis maintenant dix ans, date de l’inauguration des trithérapies. La recherche vaccinale, telle qu’elle est menée, est peut-être dans l’impasse. Le « modèle » thérapeutique est globalement univoque et enfermé dans des concepts d’inhibition virale. On court après les mutations virales avec de nouveaux médicaments qui tous montrent leurs limites après quelques années. Il s’agit plus du développement de nouvelles molécules inhibitrices que de recherche innovante. Oserons-nous parler d’assèchement intellectuel, de stéréotypes de pensée ?

Tout le monde travaille, tout le monde essaye mais chacun dans son champ, autour de consensus, de recommandations internationales, de modèles approximatifs, au mieux élégants, au pire déconnectés de la réalité et peu imaginatifs.

La culture des objectifs à court terme, des agendas politiciens (rendre des comptes, séduire un électorat), par nature fixés sur des échéances de temps réduites, des publications rapides (moteur principal des carrières des chercheurs), des financements ciblés et limités dans le temps, du « surtout ne prenons aucun risque », ont stérilisé l’innovation.

Il nous faut retrouver l’initiative, rechercher des pistes alternatives, incertaines ou difficiles, prendre des risques, produire du « dissensus », tant dans le champ scientifique que dans celui des politiques de santé : travailler sur la « gestion » des populations virales (par exemple afin de faire émerger un virus inoffensif plutôt que d’étouffer transitoirement le virus tueur), l’équilibre hôte-virus plutôt que l’éradication du virus, rediscuter des modèles vaccinaux à base de virus vivants modifiés, envisager des approches différentes, à l’échelon des populations plus qu’à celui des individus, s’engager dans des programmes ambitieux envers les migrants qui représentent plus de la moitié des nouveaux cas de diagnostic d’infection VIH/Sida en France, dire la violence sexuelle et lutter contre, s’engager pour les biens publics mondiaux, se préoccuper de la dégradation progressive de l’accès aux soins des personnes les plus pauvres en France.

Il faut développer une vision stratégique à 20 ans voire plus, globale, ouverte à l’innovation et assise sur une remise en question systématique de nos modèles d’intervention. Faire un effort de cohérence et de refonte structurelle des systèmes de santé des pays les plus démunis plutôt que de juxtaposer une myriade coûteuse de programmes internationaux, bonne conscience des pays riches, tactiques, morcelés, symboliques et parfois concurrentiels. Il nous faut retrouver un espace de liberté scientifique et politique, indépendant des agendas politiques.

Nous proposons notamment de travailler sur des concepts de maîtrise, d’équilibre plus que de guerre ou d’éradication, dans tous les registres : prévention, recherche vaccinale et thérapeutique, santé publique, économie de la santé, politique.

Après 20 ans de pandémie et des résultats louables, et même remarquables, (principalement dans le domaine thérapeutique, dont ne bénéficie qu’une minorité des personnes touchées par le virus du sida) mais tellement insuffisants à l’échelon planétaire, un inventaire s’impose. Notre réponse n’est pas aujourd’hui à la hauteur de l’enjeu. Un sursaut des acteurs de la lutte contre le sida, toutes catégories confondues, est vital.

Sans abandonner les efforts de tous et sans nier les succès enregistrés, une remise en cause profonde des concepts et stratégies actuels s’impose, faute de quoi la lutte contre le sida rejoindra les rendez vous manqués de la « santé pour tous » et de « l’éradication du paludisme en l’an 2000 », autre catastrophe sanitaire qui demeure en 2005 parmi les trois premières cause de décès des enfants dans le monde.

Dr Gilles RAGUIN Infectiologue, Hôpital Saint-Antoine, Paris Administrateur de Help Doctors

Pr Pierre-Marie GIRARD Professeur de Maladies infectieuses et tropicales, Hôpital Saint-Antoine, Paris Directeur de l’IMEA (Institut de Médecine et d’Epidémiologie Appliquée), Paris